Les composantes du mouvement hip hop sont maintenant considérées comme un art à part entière qui n’a plus besoin pour exister de ses racines, tirées de l’immigration, de revendications sociales et politiques. Cependant, ce mouvement reste indissociablement lié à son contexte social d’origine, et il reste pour les jeunes des quartiers populaires une des formes d’expression artistique les plus pratiqué. C’est le défi que se lancent Thomas Prian et l’équipe de Bizarre, parvenir à ce que les habitants de Vénissieux, notamment les jeunes, s’approprient cet espace pour découvrir, entreprendre et faire évoluer leurs projets.
Bizarre n’est pas apparu du jour au lendemain, en février 2016. Créé en 2006 à l’initiative de la ville de Vénissieux et porté par Michel Jacques, le Projet Bizarre mène depuis dix ans des activités autour du soutien, de l’accompagnement et de la diffusion d’artistes émergents, originaires principalement de Vénissieux et de l’agglomération lyonnaise. Les esthétiques et les formes artistiques défendues sont variées, avec comme dénominateur commun une identité et des attaches urbaines fortes. On y trouve de la danse, des arts numériques, l’art du graffiti. Côté musique, on retrouve le rap, le beatbox, le slam et la grande famille du hip hop, mais aussi un attachement aux musiques du monde.
L’histoire
Pendant dix ans, les résidences et accompagnements artistiques ont pris place dans différents lieux, au Théâtre de Vénissieux et dans la salle Erik Satie notamment, certains rendus ayant pu avoir lieu à l’Opéra de Lyon. L’équipement Bizarre se situe aujourd’hui dans l’ancienne salle du Truc(k), lieu mythique du rock entre 1988 et 1990, dont les murs appartiennent à la ville. La réhabilitation et les travaux ont coûté 1 830 000 M € (1 200 000 d’euros par l’Etat, dans le cadre de la Dotation Politique de la Ville (DPV), 58 000 € de la Région, 572 000€ par la Ville). A l’heure où les deniers publics dévolus à la culture se font de plus en plus rares, c’est une chance pour la culture et la création de voir émerger un tel équipement.
Le lieu se compose d’une salle de concert d’une jauge de 390 personnes, d’un espace multimédia dédié à la création sonore ou vidéo, de trois studios de répétition et d’un studio d’enregistrement, ainsi que d’un plateau de création de 160m2 à destination des artistes en résidence, notamment en danse et en arts numériques. Selon le souhait de la ville de Vénissieux, Bizarre est géré avec le Théâtre de Vénissieux sous l’égide d’une structure administrative commune, la Machinerie. Bizarre n’est donc pas une association mais fonctionne sous un régime de régie autonome personnalisée. Bien qu’ayant une existence juridique propre, son conseil d’administration est composé à majorité de membres nommés par le conseil municipal et sa direction est décidée par la le maire et le conseil municipal (Françoise Pouzache est l’actuelle directrice de la Machinerie). Bien que Bizarre ait ouvert ses portes en février 2015, une seconde inauguration a eu lieu le 23 septembre sous les auspices de la Maire de Vénissieux, de Thomas Prian, programmateur de Bizarre et d’Oxmo Puccino, parrain du lieu.
Parrainage et inauguration
En tant que parrain de Bizarre, c’est donc à Oxmo Puccino qu’est revenu la tâche d’ouvrir la soirée d’inauguration. Après un discours de Thomas Prian dans lequel il a présenté le projet culturel du lieu (action culturelle (ateliers, stages…) très présente, et un rythme de concerts moins dense que d’autres lieux pour laisser la place à des résidences d’artistes), Oxmo Puccino a pu s’exprimer concernant son engagement au sein de Bizarre :
« […] Je suis heureux d’être dans un pays où on a des chances de prendre des chemins pour aller là où on pense devoir, parce qu’ayant beaucoup voyagé, ce n’est pas tous les jours que des jeunes ont l’occasion d’avoir un espace créatif pour se développer, pour devenir quelqu’un, pour devenir soi- même et pour aller au fond de sa passion […] ». Le ton est donné : le cœur du projet de Bizarre ne réside pas dans l’organisation de concerts, mais bien dans l’accueil et l’accompagnement d’artistes amateurs et émergents. Oxmo Puccino, actif depuis les années 1990, est un artiste à la frontière entre rap et poésie. Né au Mali, il a grandi dans le XIXème arrondissement de Paris et s’est fait connaître du grand public en 1998 avec son album Opéra Puccino, certifié disque d’or en 2006. Son rap et ses instrumentales sont très éclectiques. Il a joué avec la quasi-totalité des « grand noms » du rap français, en collaborant notamment avec Kery James, Booba, Saian Supa Crew, Stomy Bugsy, Passi, 113, Rohff, Orelsan, Seth Gueko… mais aussi avec des artistes de variété française : Florent Pagny, Alizée, Olivia Ruiz, Ben l’oncle Soul. Très inspiré par la chanson française et par le jazz, il rend hommage à Léo Ferré, sort un album de jazz sur le label Blue Note (avec le groupe The JazzBastards) et s’invite même sur l’album Au pays d’Alice d’Ibrahim Maalouf.
Le concert commence. Accompagné de trois musiciens, avec un set de quarante-cinq minutes prévu pour l’occasion, Oxmo Puccino reprend certains de ses titres tels que Slow Life, J’ai mal au mic ou encore Mama Lova. Accompagné par un DJ, un synthé et un guitariste, les instrumentales sont très variées et encore une fois symboles de l’éclectisme de l’artiste, allant du hip-hop old school à des sonorités plus jazz, parfois world music. La guitare va du jazz au rock, baignée de sonorités hip hop variées. Oxmo Puccino est un personnage historique de la scène hip hop française, reconnu du public comme de ses pairs. A ce titre, ce parrainage est un coup habile de la part de Bizarre. La structure peut jouir de sa jeunesse et de l’attrait qui émane de toute nouvelle structure, tout en bénéficiant dès le début d’une légitimité accrue grâce au soutien de l’artiste. A l’occasion d’un entretien avec Thomas Prian, directeur artistique de Bizarre, on apprend que le choix d’Oxmo Puccino s’est fait avant son arrivée, et donc avant la programmation du premier trimestre. Fort heureusement, les collaborations de l’artiste sont tellement éclectiques qu’il illustre à la perfection le credo de Bizarre : représenter les cultures urbaines dans leur grande variété, « hip hop français et anglais, rap de ghetto, rap rigolo ».
Parrainage avec Oxmo Puccino
On peut se demander si le parrainage n’est pas qu’une opération de communication réussie. Le choix de cet artiste, à cheval entre hip hop, concerts, et théâtre (plusieurs dates de sa dernière tournée ont lieu dans des théâtres) permet aussi l’organisation d’un concert au Théâtre de Vénissieux le 22 novembre – le préquel à des échanges artistiques entre Bizarre et le Théâtre, que souhaitent développer dans le futur Thomas Prian et Françoise Pouzache. Avant le concert, des jeunes travaillant dans les « Labos Rap » (ateliers d’écritures) de Bizarre ont eu l’occasion de rencontrer et d’échanger avec Oxmo Puccino. Thomas Prian nous dit également qu’il a pour projet de monter des soirées concert avec des jeunes artistes repéré par Bizarre, mais aussi d’autres repérés par le parrain de la structure, ce n’est pas pour tout de suite mais nous sommes agréablement surpris : on est pas juste devant une opération marketing, intégrité et street créd’ préservées. Le public semblait être à l’image de l’esthétique du concert avec une représentation variée : des jeunes entre 20 et 30 ans, vraisemblablement issus de classes populaires et moyennes, ainsi que des personnes ayant passé la quarantaine, semblant plutôt appartenir à des catégories socio-professionnelles plus aisées. Il y avait également dans la salle quelques familles, avec parents et enfants. Un bémol cependant : la part belle n’était pas, semble-t-il, aux populations de quartiers auxquelles Bizarre entend proposer un espace de concerts et de création. Oxmo Puccino n’était peut-être pas l’artiste le plus à même d’attirer une grande partie de la jeunesse qui écoute aujourd’hui du hip hop.
Une autre question nous vient à l’esprit au terme de la soirée : où sont les autres composantes des cultures urbaines qu’entend défendre Bizarre ?Pendant notre entretien, Thomas Prian nous explique que si les cultures urbaines dans toute leur diversité trouveront à Bizarre un espace de travail, le choix a été fait de faire tourner la programmation exclusivement autour du rap, du moins pendant les premiers temps. La soirée d’inauguration du 23 septembre illustre donc la programmation à venir, plus que le projet global de Bizarre.
La programmation essentiellement rap
L’équipe de Bizarre a d’abord dû effectuer un travail préalable de définition des cultures urbaines. Quelles sont les formes d’expression artistique qui d’une part trouvent leurs racines dans le milieu urbain, et qui d’autre part continuent d’être expérimentées, travaillées, retravaillées avec un lien quasi organique à la ville ? La culture hip hop avec le rap mais aussi la danse, le graffiti, le beatbox. Les musiques du monde intégrant des influences plus modernes. Les musiques electro. Les arts numériques. Au niveau des concerts, la prédominance du rap s’explique de plusieurs manières. Bizarre ne présente pas un format en adéquation avec la diffusion des musiques electro qui privilégient les lieux à fermeture tardive. Les musiques du monde sont déjà représentées par d’autres lieux, notamment le Périscope au sein de la « Smac éclatée » dont fait partie Bizarre. Les danses hip hop sont quant à elles reconnues depuis de nombreuses années et bénéficient de lieux et d’événements dédiés (Maison de la Danse, Biennale de la Danse, festival Karavel). De manière plus générale, Thomas Prian estime qu’une programmation exclusivement rap est un passage obligé pour que le public puisse rapidement identifier la structure, que celle-ci développe une identité claire grâce à laquelle il sera plus facile de faire rayonner (en diffusion) les autres facettes du projet. Le cœur du projet reste cependant, au-delà de la diffusion, le volet de l’accompagnement aux pratiques artistiques pour lequel toutes les esthétiques sont les bienvenues.
Un accompagnement artistique très ouvert
Bizarre entend proposer des outils tant aux professionnels et aux artistes émergents qu’aux amateurs et devenir le vecteur d’une politique de démocratie culturelle sur son territoire. Une distinction s’impose : un artiste professionnel vit de sa pratique ou elle représente une part importante de ses revenus. Quel que ce soit son niveau, un artiste est considéré comme amateur dès lors qu’il ne pratique que par passion, sans volonté d’en faire son métier. Un artiste émergent est quant à lui dans une démarche de professionnalisation. Trois axes sont proposés : l’action culturelle (ateliers d’écriture rap, ateliers d’initiation à la musique assistée par ordinateur (MAO), atelier-concert participatif pour le jeune public), les locaux de répétition pour un premier travail artistique autonome et enfin les résidences pour accompagner des projets artistiques plus développés. Toutes les esthétiques sont acceptées pour les répétitions, du chant lyrique au black metal. Un régisseur est constamment présent pour aider les usagers qui en auraient besoin.
C’est l’importance accordée aux résidences dans le planning de Bizarre qui fait l’originalité du lieu. Le choix de proposer moins d’un concert par semaine s’explique par la volonté de voir Bizarre rester un outil de travail pour les artistes. Les résidences s’adressent tant aux professionnels en besoin de perfectionnement qu’aux artistes émergents à l’étape de la création d’un jeu scénique. Et elles pourront être soit autonomes, soit coachées. Bizarre fait alors la démarche de proposer aux artistes en résidence les services d’un professionnel (chorégraphe, musicien, rappeur). Les résidences sont ici bien plus éclectiques que le programmation concerts : rap en émergence avec La Jungle, compagnie de danse avec Cie Fred Bengondué, musique du monde avec Mazalda, arts numériques & musique participative avec Kogumi. Les artistes programmés en résidences pourront présenter des esthétiques plus variées que le cadre des cultures urbaines. Cette ouverture s’explique par les échanges artistiques entre Bizarre et les autres lieux qui forment la SMAC éclatée (S2M).
Un lieu structurant et complémentaire au sein de son territoire
L’agglomération lyonnaise ne dispose d’aucun lieu ayant reçu le label SMAC. Le label SMAC est accordé par l’État à des structures remplissant des missions de diffusion, de médiation et d’action culturelle, ainsi que d’accompagnement artistique. Le respect du cahier des charges et la labellisation amènent l’octroi de subventions pour mener à bien ces missions dans les meilleures conditions. Dès 2012, le projet d’une SMAC éclatée entre plusieurs structures voit le jour. En impulsant une dynamique de concertation et d’échanges entre différents lieux dédiés aux musiques actuelles (Périscope, Epicerie Moderne, Marché Gare), ceux-ci entendent mettre à disposition un réseau d’équipements pouvant répondre aux attentes et aux besoins des artistes comme des publics. Dans l’agglomération lyonnaise, les salles de concert existent, les locaux de répétitions aussi. La grosse lacune identifiée par Thomas Prian et d’autres acteurs des musiques actuelles réside dans le manque de scènes permettant de travailler en résidence. La spécificité de Bizarre tient justement à l’importance accordée aux résidences d’artistes et à l’accompagnement. Le lieu vient compléter les missions de diffusion et d’action culturelle déjà bien remplies par le Périscope, l’Epicerie Moderne et le Marché Gare. Pour cette raison, des artistes de tous horizons pourront bénéficier de la scène et du plateau de Bizarre, bien au-delà des cultures urbaines défendues côté diffusion et action culturelle.
Bizarre vient compléter le cahier des charges de cette SMAC éclatée (S2M) en s’intégrant d’emblée dans un plan territorial cohérent et complémentaire. Si la salle Bizarre a donc déjà une place au niveau de l’agglomération, elle cherche à s’ancrer dans la vie culturelle de ville de Vénissieux. Un de ses objectifs est de promouvoir les artistes locaux, en leur donnant accès à du matériel et à des locaux de répétition, tout en leur permettant de se produire sur scène. Le choix de Vénissieux par Michel Jacques, aux balbutiements du projet, relève sans doute de bonnes relations et d’accointances politiques, mais le territoire vénissian et Bizarre partagent une identité commune. Ville d’immigration, ses habitants ont connu la contestation, acte de naissance du mouvement hip hop. En septembre 1981, des incidents éclatent notamment dans le quartier des Minguettes. Dans ce même quartier, des affrontements opposent policiers et jeunes gens à l’été 1983. Toumi Djaïda, le jeune président de l’association SOS Avenir Minguettes, est blessé par un policier et transporté d’urgence à l’hôpital. Plusieurs quartiers répondent avec violence, mais de ces violences vont aussi émergé la Marche pour l’égalité et contre le racisme qui réunira plusieurs millier de personnes fin 1983.
Public visé
Les composantes du mouvement hip hop sont maintenant considérées comme un art à part entière qui n’a plus besoin pour exister de ses racines, tirées de l’immigration, de revendications sociales et politiques. Cependant, ce mouvement reste indissociablement lié à son contexte social d’origine, et il reste pour les jeunes des quartiers populaires une des formes d’expression artistique les plus pratiqué. C’est le défi que se lancent Thomas Prian et l’équipe de Bizarre, parvenir à ce que les habitants de Vénissieux, notamment les jeunes, s’approprient cet espace pour découvrir, entreprendre et faire évoluer leurs projets. Cela passera, entre autre, par une programmation susceptible d’intéresser les jeunes vénissians. Un certain nombre de partenariats ont également été mis en place depuis 2006 avec des structures scolaires et des maisons de quartiers pour donner plus de visibilité aux actions culturelles et proposer à des jeunes des rencontres avec les artistes en résidence. A plus grande échelle, Bizarre peut devenir un lieu structurant pour les cultures urbaines et ses pratiquants dans la région. Si l’on prend à la fois les artistes de la programmation et les artistes en résidence sur cette première saison, un quart sont des artistes internationaux tandis que 40 % viennent de l’agglomération, et qu’un tiers vient d’ailleurs en France.
Buzz Booster, tremplin rap reconnu en France et qui offre au terme de présélections régionales un accompagnement au lauréat national, organisera fin novembre sa qualification régionale à Bizarre. Il y a fort à parier que l’Original, considéré comme le plus important festival indé de hip hop en France, élira domicile à Bizarre pour organiser plusieurs de ses concerts l’année prochaine. A l’heure où plusieurs lieux dédiés aux cultures urbaines ouvrent en France, supportés par les pouvoirs publics (La Place à Paris, 2016 ; le Flow à Lille, 2013 ; programme de rénovation de l’Affranchi à Marseille, 2013), Bizarre arrive à point nommé pour offrir à Lyon un lieu d’accompagnement des pratiques hip hop dont le territoire manquait cruellement, en témoigne le relatif anonymat des artistes rap de l’agglomération au niveau national.
L’intérêt de Bizarre réside dans la part belle faite à l’accompagnement et à la création, mais aussi dans la dynamique de décloisonnement des pratiques urbaines dont elle compte bien se faire le moteur. A ce titre, le cadeau offert à Oxmo Puccino par l’équipe de Bizarre lors de l’inauguration est fort de signification. Offrir un book de photos de graffitis politiquement engagés à un artiste comme Oxmo Puccino, c’est peut-être vouloir dire que les formes d’expressions artistiques doivent s’interpénétrer, que les cultures urbaines ont un bel avenir, forme d’art qui se suffit à elle-même par la beauté du texte ou des formes en gardant l’atout d’un message contestataire dont notre société a encore besoin pour se questionner et avancer.
Vincent Remy et Vincent Le Herbe.