Les arts de la rue en état d’urgence

Ces dernières années, les dispositifs de sécurité ont envahi l’espace public, mettant à mal les projets artistiques se développant dans les rues et plus largement dans les lieux non dédiés à la culture. L’invisibilité du débat public sur l’état d’urgence dont on ne voyait jamais la fin et l’apparition de la loi pour renforcer la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme ont attisé notre curiosité, d’où ce dossier. Dans un premier temps il paraît essentiel de faire un point sur le statut d’exception qu’est l’état d’urgence et d’observer son évolution depuis son apparition et notamment depuis 2015.

Sur cette frise on retrouve les différentes périodes pour lesquelles l’état d’urgence a été déclaré en France. La première fois c’était en 1955 lors de la guerre en Algérie. A cette époque l’état d’urgence ne durait qu’une dizaine de jours. Depuis 2015, François Hollande a allongé le délai à 3 mois. En 2 ans et depuis 2015 l’état d’urgence a été renouvelé 6 fois et nous venons tout juste « d’en sortir ».

Le 13 novembre 2015, date de l’attentat au Bataclan, l’état d’urgence est déclaré par François Hollande. Il s’agit d’un état d’exception, qui n’est pas fait pour durer et qui n’est pas inscrit dans le droit commun. Cet état permet principalement de donner davantage de compétences au Ministère de l’Intérieur et au corps préfectorale.

Le 14 juillet 2016 à Nice on assiste à un attentat dans l’espace public qui soulève de nouvelles questions. En effet, certaines familles des victimes ont fait une procédure juridique d’indemnisation. Ces démarches interrogent la responsabilité juridique et pénale : appartient-elle à la collectivité territoriale ou à l’État ? Par ce flou juridique, les personnes qui sont en charge des pouvoirs publics tentent de se protéger pénalement et, de ce fait, on retrouve une surenchère en termes de dispositif de sécurité ainsi que sur les communications des dispositifs de sûreté.

Dans un article de Libération du 19 juin 2017 « on apprend qu’un rapport récemment remis au Ministère de la Culture prétend faire peser sur les organisateurs de manifestations culturelles la responsabilité d’assurer non seulement la sécurité, mais aussi la sûreté des spectateurs. Or la sûreté relève de la mission régalienne de l’État ; il ne peut s’en défausser sur les collectivités ni sur les acteurs culturels. »

Le rapport d’Hubert Weigel (détaillé plus bas), distingue la sécurité de la sûreté et propose un dispositif global de sécurité du public qui désormais intègre ces deux notions ! La sécurité consiste à prévenir et lutter contre les risques accidentels, naturels et technologiques induisant des dangers d’origine non-intentionnels. Quant à la sûreté, il s’agit de prévenir et lutter contre des actions volontaires d’atteintes aux personnes, aux biens ou aux bâtiments.

Notre président M. Macron, lors de la dernière actualisation de l’état d’urgence l’été 2017, a annoncé vouloir y mettre fin tout en consolidant la sécurité intérieure via une nouvelle loi, rentrant en vigueur le 1er novembre 2017 dite « loi anti-terroriste » qui s’inscrira dans le droit commun.

Mais existe-t-il une définition du terrorisme ?

D’après Libération, le terrorisme est un phénomène universel qui n’a pas de définition qui fasse l’unanimité. Pour le code pénal, il est un acte se rattachant à « une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement lordre public par lintimidation ou la terreur ». Ces définitions sont « tellement large qu’elles en deviennent inopérantes » (Jeanny Raflik), même le Comité contre le terrorisme a annoncé en 2003 qu’il n’avait « pas lintention de parvenir à une définition du terrorisme ». Cela pose la question de l’implication des États face au terrorisme : comme l’estime Philippe Terestchenko, « les Etats ne veulent pas prendre le risque de tomber sous le coup dune définition, qui pourrait les mettre en cause ».

Cette « loi anti-terroriste » a été adopté par l’Assemblée Nationale le 3 octobre 2017 avec une large approbation des députés. Le mardi 1er novembre l’état d’urgence prend fin et cette loi « anti-terroriste » prend le relais le même jour. Après comparaison des dispositions liées à l’état d’urgence et la loi « anti-terroriste », nous constatons d’importantes similitudes d’après les documents du Figaro. Concernant l’organisation d’événements en espace public, certains dispositifs sont pérennisés, comme la possibilité de fermeture de lieux de culte et de rassemblement ainsi que les pouvoir exceptionnels conférés aux préfets pour la sécurisation des lieux et événements. Cependant d’autres dispositions ne sont pas retenues, comme l’interdiction de manifester et la dissolution des associations ou de groupes « qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ». Cela dit, comme dit l’adage, « quand c’est flou c’est qu’il y a un loup ». L’inquiétude, c’est que cette mesure dépasse le cadre de l’anti-terrorisme (de l’anti-djihadisme, plus justement) pour s’appliquer à tous, partout, et de manière assez opaque.

Qua été mis en place depuis létat durgence en France, pour soutenir et cadrer au nom de lasécuritéet lasûretédes français, dans la création, la production et la diffusion artistique ?

– Le Fond d’Urgence

               Créé au lendemain des attentats de 2015, suite au constat d’une baisse de fréquentation de la part des acteurs privés, le Fond d’Urgence, abondé par le gouvernement et une partie de la billetterie, a été pensé pour prendre en charge les surcoûts liés à l’état d’urgence, comme les entreprises privées de sécurité, les modifications matérielles et les mise aux normes. Les limites de ce fond sont qu’il fonctionne selon une logique de subventions : seule une partie des dépenses est remboursée ; aussi, les collectivités territoriales ne peuvent pas en faire la demande.

Hubert Weigel missionné aux questions de sécurité et sûreté sur les festivals

Suite à un constat après l’été 2016 d’annulations des grandes jauges et déambulations, Hubert Weigel est missionné par les Ministères de la Culture et de la Communication et de l’Intérieur pour faire une « mise à jour des réglementations ». Cependant, il n’existe pas de réglementations normatives pour l’organisation d’un événement en espace public sur les voiries sauf concernant la pyrotechnie, le montage de chapiteaux et la sécurité professionnelle.

En avril 2017, Hubert Weigel publie Gérer la sûreté et la sécurité des événements et sites culturels – guide de 160 pages de préconisations – barrières, fouilles, faire appel à la sous-traitance, dans une logique répressive de filtrage et de contrôle.

Les professionnels constatent en 2016 l’inefficacité et l’incohérence de ces préconisations par rapport au passage à l’acte d’un psychotique qui regorgera de créativité pour les contrer. On peut se demander s’il ne s’agit pas d’une communication affichée.

– Nouvelle édition du Guide des bons usages pour organiser un évènement dans l’espace public – Sous la direction de José Rubio (2017)

On remarque un changement de discours flagrant quant aux questions de sécurité/sûreté entre l’édition 2014 et l’édition 2017 :

2014 : « C’est le propre des interventions artistiques dans l’espace public que d’intégrer, dès leur conception, le rapport de proximité avec le public, le contact libre et direct : dans la majorité des cas de figure, un service d’ordre n’est pas nécessaire. […] La présence du service d’ordre ne doit pas, autant que faire se peut, s’interposer par une présence trop imposante entre le spectateur et le spectacle. »

2017 : « depuis les attentats de 2015 et 2016, la sûreté est devenue un nouvel enjeu pour tous les lieux de rassemblement et bien évidemment pour les événements culturels. Concilier les exigences de liberté et de sûreté est un défi à relever pour les arts de la rue. Conditions techniques de sécurité, sûreté, droit du travail : il est essentiel pour les différents intervenants des arts de la rue d’inclure ces dimensions dès les premières étapes de création et jusqu’à la mise en œuvre du projet. »

Quelles sont les dérives constatées par les professionnels des arts de la rue ?

Perte de l’expression artistique libre

– Une dénaturation de l’acte artistique : cloisonner les lieux censés être « espace public » change le rapport à la ville et aux publics convoqués et non-convoqués.

– Autocensure de la part des artistes pour alléger les dispositifs et continuer à être programmés : inversion des rôles entre technique et artistique : normalement la technique est au service de l’artistique qui use de la technique pour faire sens.

– Censure technique : notamment pyrotechnie et armes à feu. Par exemple, à Cognac, lors du festival Coup de chauffe, le spectacle de la compagnie Alixem a créé polémique et le syndicat de police s’y est opposé dans un article de presse de Sud-Ouest.

Maintien d’une situation de peur au dépit des libertés citoyennes

– Création de tensions avec les représentants de la loi : « on créé nos propres monstres en nourrissant la haine anti-flic ». Par exemple, il y a eu des altercations lors du festival d’Aurillac en 2017. Lucile Rimbert, Présidente de la Fédération Nationale des Arts de la Rue stipule : « Il faut s’éloigner d’une logique de bouc émissaire ».

– Perte de liberté de circulation : possibilité pour le préfet de privatiser toute la voirie avec des barrières et des entreprises privées de sécurité ce qui a un réel impact sur l’activité professionnelle des Arts de la Rue mais aussi sur les activités des citoyens et l’économie locale qui subit une baisse de fréquentation.

– Surcoût au niveau des collectivités territoriales lié au besoin des élus de se protéger d’une responsabilité pénale suivant les préconisations d’Hubert Weigel – induit de nombreuses annulations d’évènements les moins soutenus par l’Etat.

Quels sont les moyens de lutte et de préservation des droits : de circulation, d’expression artistiqueet quels en sont les acteurs ?

– Note à l’attention des organisateurs d’événements en espace public – FNAR

               Suite au rapport Weigel, la FNAR propose un résumé des 160 pages du rapport et d’apporter un argumentaire pour entamer le dialogue avec les autorités. Le rapport Weigel est vu comme un guide plutôt qu’un texte normatif. On y met en lumière le fait que face à une situation de blocage, il y a plusieurs interlocuteurs. De plus, la FNAR suggère l’embauche d’un responsable de la sûreté compétent pour mettre en application la méthodologie de gestion de la sûreté d’un événement, qui a à la fois une fonction de médiateur par rapport aux élus, une fonction d’analyse des menaces et des vulnérabilités et une fonction d’adaptation de l’événement artistique aux préconisations d’Hubert Weigel et à une potentielle menace.

Pour ce qui est d’un argumentaire juridique, on peut s’appuyer sur la Loi LCAP (juillet 2016) dont l’Article 3.7 : « Garantir […] l’égal accès des citoyens à la création artistique et favoriser l’accès du public le plus large aux œuvres de la création, dans une perspective d’émancipation individuelle et collective, et mettre en valeur ces œuvres dans l’espace public par des dispositifs de soutien adaptés, dans le respect des droits des auteurs et des artistes » et la Loi NOTRe (août 2015) dont l’Article 103 appelle au respect des droits culturels des personnes dans le but de voir garantie leur liberté d’expression artistique comme une liberté humaine fondamentale.

– Communiquer, réfléchir et agir collectivement

La communication est également un outil de lutte. Outre les associations de protection des droits humains, comme Amnesty International, qui condamnent cette privation des libertés, la FNAR et les Centres Nationaux Des Arts de la Rue et de l’Espace Public ont publié de nombreux communiqués de presse à ce propos et ont mené des campagnes de sensibilisation (exemple : Rue Libre). En effet ils dénoncent ce modèle sécuritaire d’enfermement proposé pour les festivals et événements en espace public en affirmant qu’ils ne sont pas adaptés.

Enfin, les 14 CNAREP de France ont publié une tribune rappelant la position ambivalente de l’Etat face aux Arts de la Rue, notamment dans le contexte politique actuel. Ils mettent en exergue différents points :

– Les financements ne sont pas adaptés : les quatorze centres nationaux reçoivent à eux tous un financement inférieur à un seul théâtre national. Or, les Arts de la Rue restent la forme artistique qui touche le plus grand nombre, en accord avec l’enjeu de démocratisation culturelle du Ministère.

– Inefficacité de la Mission nationale pour l’art et la culture en espace public, créée en 2014 suite aux réclamations des professionnels, dont les travaux féconds (du bureau d’études) n’ont été suivies d’aucune mesure concrète.

Les professionnels des arts de la rue concluent cette tribune en se demandant si la litanie des déclarations de bonnes intentions étatiques n’avait finalement pour but que de toujours repousser à l’année suivante la prise en compte des arts de la rue.

Pour conclure, les élus ont le pouvoir décisionnel quant à l’annulation ou pas d’un événement dans l’espace public : la préfecture propose un avis favorable ou défavorable. Il s’agit donc d’un choix politique que l’on peut, en tant qu’organisateur d’événements, tenter de rallier à notre cause en développant des rapports forts de confiance !

Pistes de débat et de réflexion

– Par la création incessante de nouvelles lois au nom de la sécurité, allons-nous vers une perte lente, régulière et significative des libertés ?

– Le consentement à la résignation : à quel point cède-t-on nos libertés publiques ?

– Que penser de la polyvalence de l’état, à la fois entité répressive et entité protectrice des arts de la rue ?

Clothilde Buscato et Lisa Weill

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