L’artification de la danse hip-hop en France : légitimation et professionnalisation d’une culture dite « populaire »

Le mercredi 9 octobre 2019 avait lieu le lancement de la 13e édition du festival Karavel, à Pôle en Scènes – Espace Albert Camus, à Bron. Ce festival promeut la culture et la danse hiphop avec la collaboration de plusieurs compagnies et lieux de spectacles, sous la coordination de Mourad Merzouki qui en est le directeur artistique. Cet évènement soulève la question du processus de professionnalisation et d’institutionnalisation à l’œuvre dans la danse hip-hop.

Affiche du festival Karavel, édition 2019

Pour commencer, il est important de noter que le hip-hop est né aux Etats-Unis dans les années 1970. Ce mouvement a pour figure fondatrice DJ Afrikaa Bambataa, fondateur de la Zulu Nation, qui tente de proposer une alternative pacifique aux gangs violents qui contrôlaient alors de nombreux quartiers défavorisés de New York. En 1980, le mouvement se popularise en France via différents canaux, notamment la télévision, avec l’émission H.I.P H.O.P de Sydney. Dans les années 1990, en France, les représentations de la danse hip-hop connaissent un tournant important : celle-ci passe d’un statut de pratique sportive, associée à la violence et aux quartiers populaires, à une discipline artistique et professionnelle reconnue. De grandes figures d’auteur émergent sur les scènes des institutions culturelles les plus connues. Ces changements entraînent une véritable transformation des pratiques de cette danse.

Mourad Merzouki

Danseur et chorégraphe, Cie Käfig
Directeur du CCN Créteil Val de Marne
Directeur artistique des festivals Karavel et Kalypso,
Directeur du Centre chorégraphique Pôle Pik (Bron)

Les chercheuses S. Faure et M-C. Garcia avancent que ce processus d’artification est essentiellement dû à un phénomène d’institutionnalisation, encouragé par les acteurs culturels qui disposent le plus des moyens de diffusion et de financement des productions artistiques, les « détenteurs de capital culturel ». Par ailleurs, cette légitimation est encouragée par les pouvoirs publics. Cela est souvent interprété comme une volonté d’utiliser le hip-hop comme outil de transformation et de cohésion sociale. Cette danse se voit alors chargée d’une mission de « socialisation institutionnelle ». Par ailleurs, les pionniers du hiphop français sont également acteurs de ce mouvement et revendiquent l’accès de leur discipline à la scène, notamment pour la débarrasser de son image d’art « pauvre ». Ces grands chorégraphes actuels sont érigés en modèles d’ascension sociale, au risque de se voir chargés d’une dette symbolique.

La professionnalisation des danseurs hip-hop s’opère généralement avec des cours de danse dans les Maisons des Jeunes et de la Culture (MJC). Leur inscription dans des cours remet alors en question l’autodidaxie, la figure  du self made man revendiquée par certains artistes.  Les MJC, devenus de véritables espaces de diffusion et d’apprentissage, investissent rapidement l’espace public : la rue devient le terrain de jeu favori des danseurs. Par ce biais, ils donnent davantage de visibilité à leur travail, se démarquent pour ainsi accéder aux battles et gagner en notoriété. Dans la rue ou sur les scènes, cette reconnaissance et renommée soudaine leur ouvrent des portes, en France en tant qu’enseignants, comme à l’international, en tant que danseurs invités dans des master classes. La diversité de ces statuts apparaît parfois comme une nécessité pour certains danseurs afin de combattre la précarité de leur profession. Dans cette perspective, la création d’un diplôme hip-hop est en réflexion qui suscite à la fois réticences et adhésion.

En se dotant de cette légitimité sociale nouvelle, le hip-hop se rapproche donc de pratiques professionnelles proches de la danse contemporaine et son esthétique se mêle à celle d’autres disciplines. Certains danseurs, notamment les plus jeunes, rejettent ce métissage, vécu comme une injonction limitant leur liberté d’expression. De plus, ils déplorent une forme d’acculturation, c’est-à-dire la perte d’authenticité vis-à-vis d’un passé construit autour d’un imaginaire social et identitaire, parfois fantasmé et très dichotomique. Enfin, puisqu’adopter les codes des pratiques artistiques dites « légitimes » devient une condition à la reconnaissance, ces danseurs dénoncent la violence symbolique engendrée par la légitimation partielle de leur discipline. M-C. Garcia s’appuie sur les travaux du sociologue P. Bourdieu pour affirmer que l’institutionnalisation du hip-hop tend à renforcer la distinction entre « art savant » et « populaire ».

Pour conclure, le processus d’institutionnalisation que connaît aujourd’hui le hip-hop entraîne une transformation de ses publics, ses danseurs et leurs pratiques. Les spectacles s’ouvrent désormais à une certaine mixité (sociale, de genre, entre amateurs et professionnels), comme on peut le voir à Karavel.  Toutefois, cette mixité recouvre des enjeux institutionnels, professionnels et culturels majeurs.

Dieynaba Thiam et Matilda Fayard

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