Mains d’Œuvres – Histoire d’une expulsion

Mains D’œuvres est un lieu culturel situé à Saint-Ouen, une commune du nord de Paris. L’établissement est autogéré par des associations en cohabitation faisant vivre une multitude d’activités culturelles et artistiques. La mission du lieu est de « transmettre la création à tous, de rendre la capacité d’imaginer, de ressentir et de créer notre société ensemble » (https://www.mainsdoeuvres.org/). C’est un lieu multiple et ouvert à tous•tes, tous les publics et artistes peu importe leur pratique, la pluridisciplinarité et l’expression artistique en étant le coeur.

Cela se concrétise en un espace de 4000 m 2 où travaillent 25  permanent•es (70 avec les professeur•es de l’école de musique), 120 intermittent•es, 17 services civiques et 99 bénévoles. Depuis 2001, 150 jeunes de moins de 26 ans vivant en Seine-Saint-Denis y ont été accompagné•es vers l’emploi. Le lieu attire 1500 adhérent•es, 250 artistes en résidence chaque année (15 000 depuis 2001) et 200 élèves à l’école de musique. Certaines activités sont construites en lien avec une quarantaine de partenaires socioéducatifs. Chaque année, 350 événements sont organisés pour 40 000 visiteurs•euses.

Ces chiffres montrent l’ampleur de l’action de la structure auprès des publics et des usagers•ères. Mains D’œuvres est un acteur culturel fortement ancré dans son territoire, jouant à la fois le rôle d’une MJC, d’une SMAC, d’un lieu d’enseignement musical , d’un centre de formations professionnelles, et bien plus encore. Malgré son utilité publique, le lieu a été expulsé par les forces de l’ordre. Mardi 8 octobre, à 8 heures du matin, les salarié•es, artistes et associations se sont vus refuser l’accès à leur lieu de travail par la police, sans en avoir été informé au préalable. Comment expliquer cette opération de force et quels enjeux implique-t-elle ?

Histoire d’une expulsion controversée

Saint-Ouen est une commune de 49 000 habitant•es située en Seine-Saint-Denis. Témoin de la gentrification à l’œuvre dans la majorité des communes du nord de Paris, la ville voit depuis quelques années le coût de ses loyers augmenter alors qu’on y trouve une population relativement précaire, avec un taux de chômage de 17% (contre une moyenne nationale d’environ 10 0/0). La mairie était historiquement communiste avant que William Delannoy (UDI) n’en prenne la tête en 2014. I l y mène une politique qualifiée par certain•es de « sécuritaire » (intensification de la lutte contre le trafic de drogue, hausse de la surveillance, interdiction du concert de rap initialement prévu lors de la fête de la musique 2019…). Lors du conseil municipal du 7 octobre 2019, soit la veille de l’expulsion de Mains D’œuvres, un certain nombre d’élu•es et d’adjoint•es ont démissionné de leurs fonctions, invoquant des « dérives autoritaires » de la part du maire en place.

Les relations entre la mairie de Saint-Ouen et l’association ont pourtant été apaisées pendant de nombreuses années. « Découverte » en 1998 par Christophe Pasquet, l’ancienne usine Valeo devient officiellement Mains D’œuvres le 26 janvier 2001. Après dix ans d’activités culturelles, un incendie détruit une partie du bâtiment le 21 juin 2010, qui marque le début des relations conflictuelles avec la mairie. Contraintes d’effectuer 4 millions d’euros de travaux, Mains D’œuvres demande la diminution du loyer. En 2014, la subvention de 90 000 euros accordée par la mairie dont bénéficiait l’association jusqu’alors est supprimée. Un an plus tard, le loyer est abaissé à 1 euro symbolique par le tribunal de grande instance de Bobigny, et Mains D’œuvres s’engage à quitter les lieux le 31 décembre 2017, date officielle de fin du bail. Le 31 décembre passé, Mains D’œuvres occupe toujours les lieux et un nouveau procès les condamne à quitter les locaux le 2 juillet 2019. L’association ayant fait appel, le jugement devait être rendu le 3 décembre 2019. Or, le 8 octobre 2019, Mains D’œuvres et ses occupant•es sont expulsé.es par les forces de l’ordre. Une audience au tribunal s’est tenue le 27 novembre 2019 et la décision finale devrait être rendue le 15 janvier 2020.

L’expulsion de Mains D’œuvres a suscité l’émotion et provoqué de nombreuses réactions. Intitulés « Cri d’amour pour Mains D’œuvres des rassemblements de soutien eurent lieu tous les vendredis soir devant la mairie de Saint Ouen. Réunissant des centaines de personnes, ces évènements furent l’occasion de prises de paroles, de communication d’informations, de concerts et autres activités culturelles. Sur internet, une pétition a reçu environ 60 000 signatures. De nombreux syndicats du spectacle ont également exprimé leur solidarité à l’association, dont la CGT Spectacles qui a présenté une motion de soutien lors du conseil municipal de Saint Ouen du 12 novembre 2019. Le ministre de la culture, outre la publication d’un communiqué en faveur de Mains D’œuvres, a proposé de mettre en place une médiation entre la ville et l’association. Enfin, la plupart des évènements initialement prévus entre les murs de Mains D’œuvres furent accueilli par d’autres structures culturelles de l’agglomération parisienne et 75 0/0 des cours de musiques eurent lieu chez les habitant•es de Saint Ouen.

Outre le fait que légalement, Mains D’œuvres n’est plus en droit d’occuper les anciens locaux de l’usine Valeo, d’autres argument sont avancés par la mairie pour justifier l’expulsion. Le projet de William Delannoy est de déplacer dans les locaux de Mains D’œuvres le conservatoire communal se trouvant actuellement dans le château de Saint Ouen et étant confronté à une trop forte demande, qu’il ne peut satisfaire faute d’espace disponible. Le château serait quant à lui transformé en musée. D’après la mairie, l’occupation illégale de Mains D’œuvres a retardé de deux ans les travaux d’aménagement du nouveau conservatoire. Cependant, aucune information concernant ce conservatoire n’est disponible, il s’agirait même, d’après l’avocat de Mains D’œuvres, d’un projet « ni voté, ni budgétisé ». En outre, l’argument de nuisances sonores provoquées par Mains D’œuvres est également avancé par la mairie. Enfin, Mains D’œuvres est régulièrement accusé par ses détracteurs•trices d’être un facteur de la gentrification à l’œuvre sur la commune de Saint-Ouen. En effet, les activités proposées attireraient une population aisée parisienne qualifiée de « bourgeois-bohème », et mettraient à l’écart les audonien.nes. Les prix du conservatoire de Saint-Ouen, bien moins élevés que ceux de l’école de musique de Mains D’œuvres, ne peuvent qu’appuyer cet argument.

Ces évènements sont un cas d’exemple pour soulever des enjeux plus vastes, touchant divers aspects du monde culturel et artistique.

Le fait d’installer un conservatoire au détriment d’un lieu associatif pluridisciplinaire en dit long sur la vision de la culture du maire de Saint-Ouen. Tel qu’énoncé par Bourdieu, une certaine forme de culture, celle de la classe sociale dominante, serait plus légitime qu’une autre, celle de la classe sociale dominée. Même si les conservatoires d’aujourd’hui proposent des enseignements plus contemporains, la symbolique reste forte, d’autant que le territoire de Saint-Ouen regroupe une population majoritairement issue des classes populaires. On assiste aujourd’hui à une réelle hybridation de l’ensemble des pratiques culturelles. C’est pourquoi fermer un lieu culturel pour en ouvrir un autre, sans en envisager le métissage, marque donc bien la dichotomie qui existe (toujours ?) entre ces deux cultures.

Au-delà de l’idée d’une culture plus légitime qu’une autre, l’expulsion d’un centre culturel autogéré pour faire place à un conservatoire public pose la question de la légitimité des entités organisatrices de la vie artistique et culturelle. Quelle intervention les pouvoirs publics doivent-ils y avoir ? L’autonomie de la société civile permet-elle une démocratie culturelle plus forte ? Les décisions de la mairie de Saint-Ouen illustrent une mentalité interventionniste, selon laquelle les pouvoirs publics seraient plus légitimes que la société civile pour organiser le tissu artistique de la commune de Saint-Ouen.

De son côté, Mains D’œuvres aspire à proposer des modes de faire alternatifs au dualisme dominant Marché-État. Ce genre de lieu culturel nous amène à repenser les modes de légitimation et de valorisation du travail artistique, n’adoptant ni le modèle prescriptif de démocratisation culturelle promu par l’État, ni celui des industries culturelles, basé sur des logiques de profit. Mains D’œuvres est ce qu’on appelle un tiers-lieux, un concept théorisé par le sociologue américain Ray Oldenburg en 1989, un espace qui mobilise les acteurs informels et les espaces de la vie quotidienne dans le but de valoriser et respecter la diversité et les droits culturels. Les tiers-lieux culturels promeuvent une culture de l’expérimentation, de la mise en scène et de la coproduction des savoirs et des cultures. Ce type de structure ne rejette pas fondamentalement l’intervention des pouvoirs publics, mais revendique la subvention financière pour son action en termes artistiques et culturels et pour les externalités positives générées, tout en voulant conserver une forte liberté d’action. C’est donc une logique de co-construction des politiques publiques, légitimées par l’expertise citoyenne.

Cette nouvelle forme de politique culturelle a bien été assimilée par le gouvernement en place, qui soutient les tiers-lieux. Cela se concrétise par un programme interministériel entre le Ministère de la culture et de la communication et le Ministère de la cohésion des territoires, nommé « Nouveaux lieux, nouveaux liens ». I l prévoit la création d’un Conseil national des tiers-lieux, une assemblée composée de représentant•es de tiers-lieux très divers, qui serait consultée par les pouvoirs publics. Le gouvernement lance également un Appel à Manifestation d’Intérêt, délivrant des appellations de « Fabriques de Territoire » à des tiers-lieux ayant présenté leur projet. D’ici 2022, 300 fabriques doivent être identifiées, à qui seront versées des subventions de 75 000 à 150 000 euros sur trois ans, soit 45 millions d’euros de budget pour l’ensemble du programme.

D’un côté, la mairie de Saint-Ouen expulse un tiers-lieu culturel qui semble bien fonctionner dans le but d’y installer un conservatoire public. De l’autre, la politique nationale soutient clairement ce genre de structures alternatives. Ironiquement, la directrice de Mains D’œuvres Juliette Bompoint était l’invitée du forum « Entreprendre dans la Culture », organisé par le ministère de la Culture le 14 octobre, soit une semaine après l’expulsion. C’est donc une situation tout à fait paradoxale, montrant que les échelles territoriales d’autorité publique peuvent être en contradiction entre un pouvoir national centralisé et des décisions locales.

L’expulsion de Mains D’Oeuvres, largement médiatisée, soulève donc un certain nombre de questions majeures sur la place de la culture dans la société et la façon dont elle s’organise. L’association est actuellement en attente du délibéré du Tribunal de grande instance de Bobigny, qui sera rendu le 15 janvier 2020.

 

Juliette Fagot et Tom Gouinguenet

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