L’art comme pont d’échange citoyen.

Au delà des théories qui définissent l’idée de l’art pour l’art, il est intéressant d’analyser que dans quelques contextes la valeur de l’art n’est pas seulement celle de l’esthétique. De cette façon, elle devient aussi un outil pour le dialogue entre les différents acteurs d’une société. Tout au long de cette analyse, nous nous plongerons dans cette sphère de l’art qui réunit ce qui relève de l’esthétique, du social et de la politique. Pour cette raison, après plusieurs échanges, nous avons décidée d’analyser le projet L’Assemblée des Lucioles de la Compagnie Théâtre du Grabuge : «un spectacle théâtral qui à travers la mise en scène des chants polyglottes, poèmes-témoignages, slam et danse, fait dialoguer une pluralité de langues et de disciplines autour de thèmes universels : la migration, l’engagement citoyen et les identités plurielles. Sur scène, dix artistes professionnels et un chœur de cent personnes venant de tous horizons racontent leurs chemins de vie, d’exil, d’amour. Ensemble, ils donnent vie le temps d’un spectacle à une communauté où les forces et les fragilités de chacun créent la richesse du devenir collectif* »

Après une mise en accord sur les questionnements qui nous intéressaient, nous nous sommes décidées à analyser les liens intergénérationnels et les interculturels. Bien que notre choix vienne d’une sensibilité différente par rapport au contexte socio-politique duquel nous venons, celui de notre pays : la Colombie, nous avons visé à faire une analyse dans un esprit critique en vue de connaître les enjeux qui entraînent ce type de créations collectives lorsqu’on travaille avec des personnes de différents profils, âges et cultures.
Ainsi, nous avons décidé de travailler sur les projets artistiques d’art partagé avec des non professionnels. Ces projets qui font tomber les barrières entre le social, le culturel, l’artistique et l’éducatif, et qui doivent, par conséquent, se confronter à des enjeux particuliers, notamment de légitimation, de financiation ainsi que partager le processus créatif avec de personnes non formées artistiquement. Pour aborder l’analyse de ce type de projets, nous nous centrerons autour de la question : L’art partagé peut-il contribuer à la construction d’un tissu social ?

L’Assemblée des Lucioles, photo de Christian Czajkwoski

Pour ce faire, nous avons décidé d’utiliser deux techniques de recherche que nous avons considérées complémentaires. Nous avons tout d’abord travaillé dans une approche d’observation, tant externe comme interne : une d’entre nous assistait en tant qu’observatrice des processus qui se passaient à l’intérieur des répétitions, tandis que l’autre, était une observatrice en interne, faisant partie à part entière du processus de construction collective du projet de L’Assemblée de Lucioles.

Nous avons complété ces observations par des entretiens semi-directifs avec des acteurs différents du processus de création partagé. Tout d’abord, nous nous sommes mises en relation avec trois (3) personnes faisant partie des non-professionnels du spectacle: Pascale Bonin, une dame du quartier dans lequel le projet a décidé de mettre l’accent, Maria Rakopoulou, étudiante grecque en semestre d’échange Erasmus et Manon Michel, étudiante française en première année de licence, portail : Médias, cultures et sociétés de l’Université Lumière Lyon 2. Ensuite, nous avons interviewé Sarah Sourp, stagiaire du Théâtre du Grabuge et Géraldine Bénichou, metteuse en scène du spectacle, pour avoir aussi une vision sur les buts visés en relation au travail avec les habitants et la mise en place de ces objectifs.

Les entretiens ont été menés la semaine suivante à la représentation du spectacle afin de recueillir dans les témoignantes les ressentis des toutes les étapes du processus ainsi qu’un regard général du projet. Les interviews ont été traitées de manière différenciée selon les personnes approchées, que nous avons distinguées en deux catégories: les habitants participant au projet et les gestionnaires du projet. Dans le premier groupe, les entretiens avaient une approche plus chargée affectivement et sa discussion tournait autour de leur expérience et de leur perception du processus de création, au contraire, avec le deuxième groupe, le dialogue visait à comprendre les contraintes rencontrées lors de la réalisation du projet et la forme dont le projet est inséré sur le territoire.
De cette façon, nous avons constitué un corpus de cinq entretiens, des résultats d’observation interne et externe ainsi que d’une liste d’articles de recherches sur le sujet.

L’Assemblée des Lucioles, photo de Christian Czajkwoski

Notre premier axe d’analyse est à travers le prisme de la création collective. Ce travail de construction participative avec des citoyens exige une période de réflexion et d’adaptation qui passe par la conception, le choix de thématiques, la manière de mettre en scène, ainsi que l’exigence artistique et le message à transmettre. Si un projet réussit à bien établir ces critères et à définir ses vrais objectifs, il permettra sûrement de mettre l’art au cœur des enjeux de la vie citoyenne. En effet, ce type de projets d’art partagé doivent être conçus autour des problématiques réelles ou des défis de dimensions sociales afin de bien pouvoir intégrer tous les acteurs du processus, en leur permettant d’avoir une place et certainement un rôle au cours du projet.

Il est nécessaire de souligner que dans le cas de l’Assemblée de Lucioles du Théâtre du Grabuge, le projet a mis en relation des acteurs de différents profils, notamment des personnes de différentes cultures et ayant des langues maternelles diverses, des personnes de différentes générations d’âge, des professionnels de l’art et des jeunes en formation du milieu artistique. De cette façon, il y a eu un croisement, d’une part, de récits de vie à travers la collecte de paroles, et d’autre part, de musiques des imaginaires collectifs et de la construction à partir de ceux-ci. Tous ces aspects aident à créer des résonances entre les vécus des uns et des autres. Un récit collectif sensible se construit, documenté à travers les expériences de différentes personnes.

D’ailleurs, il est indispensable de mentionner que les processus d’art partagé font repenser les relations entre les artistes et les citoyens. D’abord, ces projets étaient pensés pour aller à la rencontre des gens qui ne venaient pas dans les théâtres, mais plus tard, cela est devenu une manière pour des artistes de faire un chemin d’œuvres qui naissaient de ces processus-là : «Une passerelle artistique où aller vers les gens nous permettait d’écrire, de penser, de travailler différemment, pour que ce qu’on raconte dans les théâtres soit aussi chargé de ce détour, de ce voyage.»**
Au cours de cette analyse, il y eu un point qui nous a semblé très sensible : l’instrumentalisation de vécus de personnes au cours de projets artistiques. Pour éviter ces fissures symboliques, il est très important de créer et de faire avec l’autre et ne pas l’utiliser juste comme simple outil ou objet d’ òu l’on prend des connaissances.

Arriver à un point où « ’ils puissent raconter une histoire commune, tout en puisant dire leur singularités, leurs fragilités et leur différences »**. Pour cette raison, nous considérons important de mettre en accent que les processus de création partagé sont autant des processus de construction artistique que des tisseurs de liens sociaux. Ce sont des productions de la population même du territoire guidé par des professionnels, favorisant la rencontre de celle-ci avec le fait artistique et culturel. Pour cette raison, pour analyser la façon dont les projets de création collective s’insèrent dans un territoire, la compagnie du Théâtre du Grabuge s’est appuyé sur l’idée du théâtre « sans murs » , « qui se définit comme un espace sensible de questionnement et d’invention, lieu où l’art est du partage et la culture en devenir au-delà des barrières sociales, économiques et culturelles que fabrique notre société*** . Au contraire de la notion «hors murs», l’objectif du théâtre sans murs n’est pas seulement de faire sortir les artistes des institutions au territoire mais notamment créer une passerelle qui permet l’échange et le dialogue entre les institutions culturelles et les habitant.e.s pour créer des projets artistiques et socialement engagés.

L’Assemblée des Lucioles, photo de Christian Czajkwoski

En effet, la sélection des participants et du territoire joue un rôle déterminant dans le développement de ce type de créations car elle permet de délimiter l’impact, les possibilités, ainsi que les limites du projet, en termes artistiques et sociaux. Pour L’Assemblée des Lucioles, le Théâtre du Grabuge s’est servi de son expérience de 20 ans de travail dans un quartier du 8ème arrondissement de Lyon: Mermoz. Une expérience qui leur a permis de comprendre les enjeux auxquels les habitants de ce quartier prioritaire font face, qui sont, entre autres, le fort taux de population immigré, les familles nombreuses et un très faible niveau d’instruction.

La participation des habitants dans la vie culturelle prend dans ce contexte deux dimensions: politique et culturel. D’un point de vue politique, la participation est devenue un outil démocratique puisqu’elle permet l’expression citoyenne, et d’un point de vue culturel, la participation citoyenne prend un forme esthétique. Par conséquent, les spectacles comme L’assemblée des Lucioles deviennent une « production de la population même du territoire, favorisant la rencontre de celle-ci avec le fait artistique et culturel, en particulier de la population considérée comme « éloignée » d’une certaine offre culturelle »****.

Néanmoins, malgré les valeurs apportées par ces initiatives, particulièrement celles de la cohésion sociale, du lien social, d’émancipation et d’intégration, les création collectives doivent affronter de multiples enjeux entre autres, la légitimation de l’œuvre par les institutions visant à avoir des espaces de diffusion, le besoin de réunir une équipe solide de professionnels avec des conditions de travail parfois précaires, des difficultés de financiation dues au fait que le soutien est conditionné la plupart du temps par la reconnaissance du metteur en scène et les échelles d’évaluation au même temps esthétiques et d’impact sur le territoire.
D’après Géraldine Benichou, celui du budget c’est l’un des enjeux les plus difficiles à affronter pour mettre en place ce type d’initiatives, et même si la participation des habitants est un sujet qui prend de plus en plus de place, le budget de la ville dédié à ces projets est seulement 2% du budget culturel. De plus, le financement, ainsi que le croisement de budget avec celui des autres domaines (social, santé, éducation), reste encore un travail à faire dans les politiques culturelles de la ville pour rendre possible le développement de ces projets.

L’Assemblée des Lucioles, photo de Christian Czajkwoski

Notre dernière piste de réflexion, qui est transversale à tout le processus, est le rôle de l’artiste. À ce sujet, trois points d’analyse ont attiré notre attention. Le premier concerne la difficulté de dissociation entre la vie personnelle et la vie professionnelle, car pour les artistes qui décident de mener des projets de création partagée, il est difficile de distinguer ce qui doit relever de leur engagement et de leur militantisme lors de leur temps en tant que salariés et en tant que professionnels. Ce qui fait, qu’en fin de comptes, tout le poids du projet repose sur une même personne et ses objectifs visés, ce qui serait un grand risque à notre avis. En deuxième lieu, nous nous sommes interrogées sur le fait de la validation de l’artiste dans son milieu professionnel et artistique, étant donné que les artistes qui décident de consacrer leurs vies au travail social à travers l’art ne sont plus considérés comme tels puisque leur qualité en tant qu’artistes est mesuré en termes de la qualité de l’œuvre et du processus de création.

Ladino Rojas Ana Milena , Maldonado Laura.


*http://www.maisondeladanse.com/programmation/saison2018-2019/lassemblee-des-lucioles
** Entretien avec Géraldine Bénichou, metteuse en scène de la Compagnie Théâtre du Grabuge, le 15 novembre 2018.
*** Les Passerelles du Théâtre du Grabuge, pour un théâtre « sans murs », Les cahiers du DSU n°50, Printemps-été 2009, page 18
**** Les projets artistiques et culturels de territoire. Sens et enjeux d’un nouvel instrument d’action publique, Informations sociales 2015/4
(n° 190), page 67

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