La légitimité des prix élitistes ; le Pulitzer de Kendrick Lamar et le Nobel de Bob Dylan.

En avril 2018, Kendrick Lamar a été récompensé par le prestigieux prix Pulitzer dans la catégorie musique pour son album DAMN , une première pour un artiste hip-hop et plus largement pour la musique populaire moderne. Deux années avant, le prix Nobel de littérature a été décerné à Bob Dylan « pour avoir créé dans le cadre de la grande tradition de la musique américaine de nouveaux modes d’expression poétique ». Ces récompenses ont créent de vives réactions diverses qui en divisant le public, artistes et supporters, nous ont amené à nous interroger sur divers points ; quel lien peut-on faire entre ces deux décisions et artistes ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi Lamar et Dylan ? et quel est l’impact de ces prix élitistes ?

Kendrick Lamar
Rappeur, parolier et réalisateur artistique, naît en 1987 en Californie de parents originaires de Chicago, publie sa première mixtape à 16 ans sous le pseudonyme K-Dot. Il lance son premier album en 2011 mais le grand succès arrive avec Good Kid, M.A.A.D City un an plus tard. Salué pour la poésie de ses textes, la popularité de Lamar grandit ; il obtient rapidement le respect de ses pairs, il compte 12 Grammy Awards, deux honneurs civiques et il conquiert la reconnaissance de Billboard et Rolling Stone. Dans son oeuvre il aborde divers thèmes ; adolescence, addiction, religion et il s’engage contre les violences conjugales et les policières pour la cause de noirs. Il devient une voix importante représentant la communauté noire avec son titre Alright qui constitue un hymne du mouvement Black Lives Matter et avec la réalisation de la bande originale du premier blockbuster avec des super-héros noirs, Black Panther en 2018. En avril de la même année, il devient le premier artiste hip-hop récompensé d’un prix Pulitzer.

Le prix Pulitzer.
Si le prix Pulitzer a été créé en 1917, la catégorie musique est, elle, apparue en 1943. Elle a été systématiquement attribuée à des oeuvres de musique classique jusqu’au sacre du musicien et compositeur de jazz Wynton Marsalis, en 1997. Dès l’année suivante, le conseil d’administration du prix Pulitzer a décidé d’assouplir les critères afin de favoriser la diversité des oeuvres éligibles mais malgré ces réformes, aucun artiste de musique moderne populaire n’avait encore été récompensé avant cette année. Sur le cas de Lamar, le conseil du Pulitzer l’a choisi sur la base du dernier album du rappeur
qualifié de « collection de morceaux plein de virtuosité, unifiée par l’authenticité de sa langue et une dynamique rythmique qui proposent des photos marquantes, capturant la complexité de la vie moderne des Afro-Américains. » Interrogé par Billboard , l’administrateur du prix a évoqué une discussion qui a mené à considérer Kendrick Lamar pour ce prix : « Et bien, si nous considérons des pièces musicales qui possèdent des influences hip-hop, pourquoi ne considérions-nous pas le hip-hop ?« .

Comme dans les lois de la physique, toute action entraîne une réaction égale et opposée. L’annonce de la remise du prix invite la Presse et le public à se positionner et exprimer leurs doutes ou soutien selon quatres axes principaux.

Dimension Sociale.
“Le rappeur politique”, la voix d’aujourd’hui, le porte-parole de la communauté afro-américaine. La majorité de journaux se focalisent sur l’action sociale de Lamar en mettant l’accent sur le titre Alright , issu de l’album To Pimp a Butterfly , qui est devenu l’hymne non officiel du mouvement protestataire Black Lives Matter, l’album est qualifié par Jeune Afrique de “fresque sociale”. Il déploie tout son talent pour raconter, avec fatalisme et colère, les misères de son entourage, il livre un hommage aux victimes de la violence policière et avec DAMN. il appelle l’Amérique de se réveiller et la confronte à ses plaies. Detroit Free Press souligne le contenu de son oeuvre enrichi en storytelling et commentaire et il décrit Lamar comme le chanteur engagé qui jette un regard politique et moderne sur une société américaine en souffrance.

Le Rap Legitime.
Surnommé “virtuose et génie” par Jeune Afrique , Lamar prouve jour après jour que les artistes du genre populaire sont toujours là et ont des histoires à nous raconter. Pitchfork met en valeur le message du parolier qui témoigne que le rap n’a pas de limites, ses histoires ont une vraie force transformative qui dépasse les hiérarchies et les hégémonies et exercent une influence indéfectible. Parallèlement, les journaux évoquent les questions du “pourquoi maintenant en 2018” et “pourquoi DAMN. ” La réponse universelle est simple ; “peu importe”. Le Washington Pos t affirme que le rap est la plus significative pop idiome de nos jours ; le son du siècle de la Vie Américaine – une forme d’art noire qui s’adresse à tous et non seulement à la communauté noire. Il s’agit d’une conversation implicite sur l’héritage l’esclavage, la ségrégation, la
brutalité policière et autres injustices que la société ne s’occupe à résoudre. Dans ce sens-la, le rap est le son d’un état écrasé qui a du mal à se comprendre. Artiste hip-hop Jahi constate que Kendrick Lamar reste un indicateur de la gamme comme une culture et que ses albums sont “ une preuve au monde qu’on a de la voix, on a quelques choses à dire aujourd’hui et on continue de produire des géants lyriques qui peuvent partager notre expérience comme peuple.

Source – Washington Post

Reconnaissance Partielle.
Contrairement à la Presse internationale, certains journaux français ont suivi la politique de présenter une description simple de l’événement ou même encore se sont contentés d’un copier-coller. Plus précisément, ce sont des articles dans le Figaro, des Echos, Huffington Post où on retrouve à de
très légères différences près exactement le même texte. Choix direct par rapport à la nationalité du prix Pulitzer qui s’adresse exclusivement aux Etats-Unis ou manque d’intérêt pour cette nouvelle?

Un prix contesté?
Pour un journaliste de Vulture cité dans le Courrier International : “ le Pulitzer de la musique était une obscure marotte n’intéressant à peu près personne .” Grâce au rappeur star, il fait enfin la une de la presse culturelle grand public et “ trouve une forme de pertinence pour la première fois depuis très longtemps ”. Selon L’Express , Lamar “ a relancé l’intérêt pour le Prix Pulitzer musique .” et bien qu’il reconnaisse que le comité a “ remis ses pendules à l’heure ” il estime que c’est “ un choix plus marketing que pertinent .” On retrouve plus loin “ en consacrant un artiste populaire, le prix, longtemps plombé par son académisme en matière musicale, reconquiert une exposition médiatique et un peu de crédibilité. Et si le Prix Pulitzer avait finalement plus à gagner dans ce couronnement que Kendrick Lamar ?” Plusieurs journaux prestigieux tels que Libération , The Atlantic et The Guardian etc., soutiennent la remise du prix en exprimant fortement que le Pulitzer avait plus besoin de Kendrick Lamar que l’inverse. “ On n’a jamais autant parlé de son attribution. Mais le comité aurait probablement fait preuve de plus d’audace, de courage et de pertinence.”
La victoire du rappeur est probablement plus significative pour la réputation du prix que pour Lamar. “ C’est comme si les Pulitzers avaient gagné un Kendrick Lamar et pas l’inverse .” Dans un seul article, le journaliste de Next Liberatione évoque le terme “ de ce bon vieux tokenism” qui pourrait aussi évoquer le terme du politiquement correct et mettre en question le choix de Lamar mais dans un entretien au BBC Dana Canedy, l’administrateur du prix Pulitzer vient à déclarer qu’ils sont très fiers de leur choix et que cette remise “met en lumière le genre du hip hop d’une facon completement differente. C’est un grand moment pour la musique hip hop et pour les Pulitzers aussi.”

Bob Dylan.
Né en 1941 Robert Allen Zimmerman dit Bob Dylan est auteur-compositeur-interprète, musicien, peintre et poète américain. Figure phare de la musique populaire surtout dans les années 60, il s’engagea dans ses chansons comme Blowin’ in the Wind et The Times They Are a-Changin’ pour des mouvements civiques et contre la guerre au Vietnam. Titulaire de 12 Grammy Awards, l’Oscar de la meilleure chanson originale pour Things Have Changed , ( Wonder Boys), un Golden Globe Award, la Médaille présidentielle de la Liberté, le prix Princesse des Asturies, le prix Polar Music, le prix Pulitzer catégorie “Prix spéciaux et citations” pour « son profond impact sur la musique populaire et la culture américaine » et la Légion d’Honneur . Dans le Rock and Roll Hall of Fame 5 de ses chansons sont parmi les 500 qui ont formé la musique rock and roll.

Bien que certains, comme nous le verrons, remettent en question sa légitimité pour recevoir le Nobel, tous reconnaissent les qualités artistiques de Dylan.
Sa capacité à transgresser les cadres des genres dans la musique est reconnu (l’utilisation de guitares électriques dans le Folk avait fait du bruit comme le rappelle un des journaliste de l ’Express Eric Mettout qui contestera ses qualités littéraires), le comité Nobel a fait un bond encore plus grand supprimant la limite entre les “cadres” de la chanson et de la littérature.
Porteur de sens et agitateur de conscience comme le souligne l’ Express le journaliste en fait même un maître sachant manier le sublime en comparant l’écoute de sa musique aux sensations ressenties face à un tableau représentant un paysage. Le Washington Post reconnaît qu’il a su allier à la folk la littérature et même la philosophie et son engagement politique pour les droits civils et contre la guerre du Vietnam.
Les journalistes sont donc unanimes quant-aux qualités artistiques de Dylan mais faire de lui un auteur méritant le Nobel a créé de vives réactions sur la toile et dans le presse internationale notamment dans le milieu littéraire.

Un choix vivement critiqué.
Aux USA le Tweet virulent de l’auteur Irvine Welsh tournant en dérision les membres du Comité du Nobel les qualifiant de “ hippies nostalgiques aux prostates rances ” a été vivement repris. En France l’écrivain Pierre Assouline y voit un affront au statut d’écrivain et remet en question son statut d’artiste niant qu’il est l’auteur d’une “oeuvre”. A ces critiques sur cette suppression des frontières entre les genres s’ajoutent également certaines plus économiques. Le fait que Dylan ne se soit pas déplacé pour son Nobel, soit resté muet quant-à sa nomination et n’ait rendu son discours que quelques jours avant la date limite (il doit être remis 6 mois après la désignation pour recevoir les plus de 800 000 euros du prix) a fait jaser; comme un cachet de plus. Cette motivation économique serait un Leitmotiv dans sa carrière pour Capital qui, remet en question son statut d’artiste, l’accusant d’être capable d’aller “cachetonner pour des yaourts ou des soutiens gorges”.

… et félicité.
A l’opposé, certains se félicitent de ce choix original et osé du Comité qui redessine les frontières de l’art tout en reconnaissant les immenses qualités littéraires de Dylan. Obama se félicite sur Twitter que son “ poète favori ” soit ainsi récompensé mais les louanges les plus intéressants sont probablement ceux d’autres écrivains. Salman Rushdie rappelle l’histoire de la littérature et que les grands textes grecs, dont personne ne doute du caractère littéraire, étaient chantés. Pour Alain Mabanckou, la littérature est d’abord une parole et Phillipe Margotin fait de lui “ le plus grand poète du XXe ”.
Bien avant Allan Ginsberg, poète, reconnaissait ses grandes qualités par les vives émotions qu’il provoque et l’inscrit dans l’histoire étant sûr de la postérité de son oeuvre et persuadé qu’au même titre que d’immenses auteurs, il sera étudié. Michka Assayas, écrivain, reprend quant-à lui l’un des critères souvent cité par l’Académie du Nobel, celui de la créativité et de l’invention. Déjà 10 ans avant le milieu littéraire parisien reconnaissait ses qualités littéraires lorsque Jacques Bonaffé cite en décembre 2006 des extraits de ses paroles. Rares sont pourtant les articles qui parlent du vrai questionnement que soulève ce choix à savoir: qu’est ce qui fait littérature ?
L’Espresso en Italie fait partie de ceux-là et fait de la décision du Nobel une révolution grâce à laquelle chaque parolier pourra affirmer “ qu’il ne fait pas des chansons mais de la littérature ”. Pour Francesco de Gregori, chanteur italien cité dans Spettacoli Tiscali , cela légitime la musique comme étant un art tout aussi capable qu’un autre de raconter la vie et le monde;

Face à toutes ces réactions, le Comité Nobel a dû se justifier encore et encore.
Attribué pour la 1ère fois en 1900 suite au testament d’Alfred Nobel souvent pour des motifs d’écriture aux vertus poétiques, intellectuelles/spirituelles, leur création ou parfois la tradition, un certain engagement (régulière occurrence des “idéaux”), une authenticité. Dans les années 90-2000 une plus grande importance est donnée à la dimension sociale et de témoignage.
En plus de la justification officielle l’Académie a dû développer ses arguments. La secrétaire de l’Académie, reprise dans l ’Express , rappelle l’immensité du champ d’influence poétique dont s’est inspiré Dylan (“de Milton à Blake”), sa dimension poétique et sa capacité à “raconter des paysages comme des rêves, a couché une tradition orale sur le papier” et comme dans le tweet de Salman Rushdie elle rappelle la tradition antique des poésies chantées. Dylan est aussi qualifié de barde et comparé à Shakespeare, Homère et Sappho pour renforcer sa légitimité.

Mais Dylan, qu’en pense t-il ?
Dans son article très critique sur cette attribution du Nobel, de l’ Express Eric Mettout rappelle que Dylan a lui même remis en question ses qualités poétiques en reniant son recueil de poème Tarentula . Après l’annonce de sa récompense le chanteur ne cachera pas sa surprise de voir son nom désormais inscrit à côté de ceux d’Hemingway et de Camus racontant que si on lui avait dit qu’il aurait un Nobel cela lui aurait fait le même effet que si il marchait sur la Lune.
Enfin, dans son discours cité dans Télérama , il avoue s’être “demandé en quoi [s]es chansons étaient reliées à la littérature”. Il cherche un lien mais ne les inclue pas les unes avec l’autre dans la littérature, choix des mots intéressant.

En essayant de faire émerger des liens entre les deux cas, on trouve deux artistes différents sous plusieurs aspects qui dépassent les frontières de l’art dit “traditionnel” dans le but d’ouvrir la voie à la reconnaissance et contribuent à la ré-identification de ce qui fait art. La différence de contenu de leurs œuvres, du genre musical, de l’âge et de l’expérience au total, mettent en lumière une différence de pertinence notamment auprès du public. Néanmoins, on peut voir dans les cas présentés, une forte représentation sociale, le lyrisme, la poésie, la notion d’un artiste complet.

On ne peut pas nier que les deux faits, controversés ou pas, marquent un grand changement dans les institutions des Pulitzer et Nobel mais aussi à la question de la légitimité de la musique moderne qui crée des hypothèses à nouveau sur l’existence d’une nécessité de diviser l’art en divers genres ou n’en faire qu’un tout.

Aslani Rodanthi, Virginie Vaissiere.

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