Kiddy Smile aux prises entre identité nationale et authenticité.

Fête de la musique à l’Élysée, le jeudi 21 juin 2018, de 20h à minuit, les jardins de l’Élysée ont ouvert leurs portes à la musique électronique avec un « line‐up » – terme repris officiellement sur Twitter par Sibeth Ndiaye, chargée des relations presse de la Présidence – jamais vu au siège de la présidence française. Seront présents Busy P et Kavinsky rejoint par Cezaire du label Roche musique. Le couple présidentiel a assisté aux DJ sets de Chloé et de Kiddy Smile, ce dernier étant engagé dans les luttes LGBTI et dans le mouvement queer. Pedro Winter (alias Busy P), patron du label Ed Banger, s’était vu confié par l’État la programmation de cette fête de la musique 2018. L’annonce de l’événement s’est faite le samedi 16 et en quelques heures seulement les deux milles places gratuites ont été réservées. Dès son annonce, la petite réception a fait l’objet d’un débat.

La Cour d’Honneur de l’Élysée avait déjà accueilli pour le 21 juin des musiciens tels que Julien Clerc et Véronique Sanson, mais c’est bien la première fois que des DJ ont posé leurs platines pour jouer de la musique électronique dans les murs du Palais présidentiel.

Parmi les artistes présents, il y en a un qui a particulièrement marqué les esprits. Kiddy Smile, de son vrai nom Pierre Edouard Hanffou ou surnommé aussi « le prince français du voguing », a réalisé une prestation qui n’a pas été au goût de tous. Kiddy Smile a grandi dans une cité de Rambouillet, assume d’être noir et gay et cultive ses contrastes. Son parcours artistique l’a amené à devenir une icône LGBTQIA (lesbienne, gay, bi, trans, en questionnement, intersexué, asexuel) et se revendique comme étant un artiste queer, qui est le nom donné aux membres de la communauté LGBT qui sont en période d’incertitude sur leur orientation ou leur identité sexuelle. Il est aussi très engagé dans la scène ballroom parisienne où est notamment pratiqué le voguing. Les ballroom ont été créés dans les années 60 par les communautés noires et latinos de New York en réaction au racisme qu’elles subissaient dans les concours drag queens où elles ne gagnaient jamais du fait de leur couleur. Le voguing est aujourd’hui une performance parmi d’autres au sein des ballroom et les différentes épreuves donnent lieu à des compétitions bon enfant qui permettent de célébrer la différence et la créativité.

 Kiddy Smile ‘Fete de la Musique’, Juin 21, 2018 – Source : AFP PHOTO / POOL / Christophe Petit Tesson

Étant un artiste engagé politiquement et socialement, Kiddy Smile a fait de sa prestation un moment politique avec un sens de la provocation et d’exubérance qui reflète bien sa personnalité. En effet, lors de sa performance, il s’est présenté sur le perron de l’Élysée avec un t-shirt sur lequel on pouvait lire « fils d’immigrés, noir et pédé » et avec ses danseurs LGBTQ représentants des communautés voguing et ballroom. Une vidéo de sa prestation a été diffusé dès le 21 au soir et a été relayé par de nombreuses personnes sur la toile, alimentant la polémique. Autre objet du crime : une photo publiée par Pierre-Olivier Costa, le directeur de cabinet de la première dame où l’on voit le couple présidentiel tout sourire posant avec les danseurs, en bas résille et tenue légère. Il n’en a pas fallu plus pour que les réseaux sociaux s’enflamment.

Source – Instagram, Pierre-Olivier Costa

Deux types de réactions ont été suscité par la venue de Kiddy Smile à l’Élysée. Le premier débat qui a eu lieu s’est produit avant même sa représentation du 21 juin, au sein même de sa communauté queer et queer of colour. La plupart des réactions sur cette partie du débat sont faites par des connaisseurs du travail et des valeurs portées par Kiddy Smile. Ils questionnent sa venue dans un lieu comme l’Élysée, avec toutes les connotations que ça représente en termes de symbole de pouvoir et d’oppression. Le second débat, qui n’en ai pas vraiment un puisqu’il s’agit plutôt d’une polémique, d’une effervescence générale sur les réseaux sociaux repris par les médias, commence le soir de la diffusion en boucle de la vidéo de la prestation de Kiddy Smile et de la photo des danseurs avec le couple présidentiel. Des réactions violentes, homophobes et racistes ont été très vite exprimées sur la toile. Des hommes et femmes politiques de la droite conservatrice et de l’extrême droite sont eux aussi montés au créneaux. Cette partie de la polémique est portés par des gens qui ne connaissaient pas le travail de Kiddy Smile et ouvre un plus large débat et des questionnements sur l’identité nationale, sur l’authenticité et la légitimité de la fonction présidentielle. Nous avons étudié attentivement ces questions à l’aide d’un corpus d’articles assez hétérogène composé de 16 articles tirés de la presse généraliste, 6 articles de la presse spécialisée, 10 tweets d’hommes et de femmes politiques et un communiqué public publié par Kiddy Smile sur les réseaux sociaux en réponse aux réactions de sa communauté.

Le débat au sein même de la communauté de Kiddy Smile a eu lieu avant sa prestation à l’Élysée. Les connaisseurs de son travail ne comprennent pas pourquoi un artiste tel que lui, défenseur des droits des oppressés, accepterait de se produire au coeur même du pouvoir politique. Kiddy Smile a-t-il raison de se produire à l’Élysée ? Suite à de nombreuses réactions négatives, de gens offensés de le voir accepter une invitation comme celle-ci, et au détournement de son logo (un smiley qui sourit transformé en smiley qui vomit), Kiddy Smile décide de sortir du silence pour exprimer son point de vue sur la situation, et sa volonté de court-circuiter l’image du pouvoir en place. Dans le message qu’il publie sur les réseau sociaux, l’artiste explique être conscient de ce que représente l’Élysée en termes d’oppression mais croit fermement qu’aller au coeur même du pouvoir pourra provoquer du discours là où il n’y en a pas (ou plus). Il écrit “cette invitation à mixer dans la demeure temporaire de Macron se présente à moi comme une opportunité de pouvoir faire passer mes messages : moi fils d’immigrés noir pédé va pouvoir aller au coeur du système et provoquer du discours de par ma présence… je sais que je pourrais faire passer un message avec mon t-shirt de « fils d’immigrés Noir et Pédé avec la loi Asile Immigration je n’existerai pas ! » (…) Mes intentions sont claires, je ne vais pas là-bas pour valider la politique de ce gouvernement mais pour toucher les gens et provoquer la discussion”. Sa motivation est ici très nette, Kiddy Smile vient jouer à l’Élysée pour s’opposer au pouvoir en place et à la loi immigration. Ce projet de loi, pas encore adopté en juin, prévoit l’abaissement du délai de 120 à 90 jours pour présenter une demande d’asile, l’abaissement du délai de recours qui passe de 30 à 15 jours, ou de l’augmentation de la durée maximum d’enfermement en centre de rétention administrative (de 45 à 135 jours).

D’un côté, la communauté queer (à majorité blanche) crie au pinkwashing. Le pinkwashing est un anglicisme qui désigne une stratégie politique ou commerciale visant à s’approprier ou à se réclamer des luttes LGBTI pour en tirer un bénéfice financier, électoral, d’image… Selon une interview de Kiddy Smile à The Guardian, les queer (blancs) l’insultaient et lui disaient qu’il aurait eu une grande carrière en 1943, en collaborant avec les nazis. La venue de Kiddy Smile est donc vue comme une trahison au sein de cette communauté. Pour aller un peu plus loin, répondre à une invitation du pouvoir en place, venir animer une soirée présidentielle pour la fête de la musique, c’est y voir une nouvelle forme d’homonationalisme. Ce concept a été forgé par J. Puar et désigne à l’origine la manière dont les Etats-Unis normalisent une partie de la population LGBT (gays et lesbiennes blanches, classes moyennes) au détriment des queers of colors et des étrangers pour servir une politique impérialiste. Or ici la situation est plus compliquée : la communauté invitée à l’Elysée, à travers la personne de Kiddy Smile, est celle des queer of color (c’est-à-dire les queer non-blancs). Ça serait alors une nouvelle forme d’homonationalisme qui normalise les queer of color et non les queer blancs cette fois-ci. Pour résumer cette partie du débat au sein de la communauté queer, venir se représenter au coeur du pouvoir serait donc accepter en quelque sorte la récupération d’une minorité à des fins politiques (et attention pas n’importe quelle minorité puisqu’elle est à la croisée des races, de la sexualité et des genres !). Accepter cette invitation ça serait rentrer dans le jeu de la communication politique. Par cette invitation, Macron ne voudrait-il pas rallier à sa cause un électorat plutôt de gauche ? Lui qui a tant de mal à faire passer des réformes de gauche, ne ferait-il pas dans le sociétal pour faire passer l’idée qu’il est du côté du peuple, alors qu’au niveau pratique, sa politique répond bien à la vision de la droite ?

Source – Trax Magazine

De l’autre côté, la communauté queer of colour se félicite de la présence de Kiddy Smile sur le perron de l’Elysée. En effet, les queers of color rappellent qu’un “pédé noir et fils d’immigré” n’a jamais eu tant de visibilité, n’a jamais été invité par un président. Venir se produire à l’Élysée serait donc un moyen de prouver que ces gens existent et un moyen de faire passer un message politique. Se produire fièrement à l’Elysée avec une performance de voguing serait donc la possibilité de rendre visible une position spécifique qui est, rappelons-le, invisible de manière générale (on parle peu d’eux dans la presse généraliste ou autre médias) mais aussi invisible dans la communauté queer elle-même puisqu’elle est à dominance blanche ! En somme, Kiddy Smile profite de cette invitation pour accéder à un espace politique. S’il avait décliné l’invitation de l’Élysée, l’artiste n’aurait pas pu “briller par son absence”, cette technique ne marche que pour les grandes personnalités.

L’autre versant de la polémique est alimenté par des personnes qui ne connaissent pas le travail de Kiddy Smille et qui ont violemment réagi à la vue de la vidéo de sa prestation et de la photo des danseurs avec le couple présidentiel.

La droite conservatrice et l’extrême droite ont été dans les premiers à réagir sur tweeter. La plupart des tweets soulignent une régression de la fonction politique et un déshonneur de faire se produire ce genre de spectacle “complètement déplacé” (Julien Aubert, LR) ou, pour reprendre les mots de Mylène Troszczynsky (RN) “une vulgaire sauterie complètement dégénérée”. Valérie Boyer (LR) parle de “l’abaissement de la fonction publique”, Julien Aubert souligne qu’“Emannuel Macron a déshonoré sa fonction”, Florian Philippot (LP) écrit qu’Emmanuel Macron a manqué de respect à l’Elysée et donc à la France et aux Français alors que Philippe de Villier (MPF) va plus loin en parlant d’”insulte”. Jean Messiha (RN) prend quant à lui la tangente du racisme et de l’homophobie et avance qu’en invitant des gens de couleurs à l’Elysée, Macron ferait preuve de racisme anti-blanc en “niant l’existence d’un peuple français de souche”. Le seul à réagir face à tous ces propos est Christophe Castaner (LREM) qui invite à diffuser le plus possible cette photo qui dérange et qui gêne une bonne partie de la classe politique. D’autres réactions violentes ont porté sur les paroles des chansons qui ont été traduites et tout de suite considérées comme dégradantes et inappropriées dans un lieu aussi symbolique de l’Elysée, mais en évacuant toute analyse du travail de l’artiste. Pour tous ces détracteurs, il n’est pas ici question de la qualité ou non de la prestation de l’artiste mais plutôt de pointer du doigt qu’un artiste tel que Kiddy Smile ne représente pas la France, que sa place n’est pas de jouer à l’Élysée car il n’est pas le reflet de l’identité nationale de la France.

Ce débat sur l’identité cache aussi un débat tout aussi important sur l’authenticité, puisque vient à s’ajouter à ces critiques sur l’identité des artistes, celles de personnes dont la vision de ce que doit être une représentation authentique de la fête de la musique n’est pas respectée, et qui vient bien évidemment confirmer celles portant sur l’identité. Or le point de vue différentialiste de l’identité à la Kiddy serait plutôt en accord avec celle institutionnalisée et construite par les administrations et le gouvernement (« La Fête sera gratuite, ouverte à toutes les musiques « sans hiérarchie de genres et de pratiques » et à tous les français » description tiré du site du gouvernement), alors que les critiques prônent justement une défense /sauvegarde d’une musique officielle. Le but n’est pas là de dire que la vision figée de l’identité, utilisée de manière insidieuse par les critiques observées, est mauvaise et que celle de Kiddy Smile est bonne. L’on pourrait prendre autant de temps à analyser la vision mouvante de l’identité comme étant toute autant faussée. Ce qui est intéressant dans ce dernier point, c’est justement de montrer que les critiques qui sont faites à KS, et justifiées par la référence à une authenticité institutionnelle, un pouvoir en place, sont moins en accord avec le discours du Gouvernement lui-même que le discours qui est critiqué.

Nous pouvons aussi repérer un grand nombre de positions neutre face à cet évènement, ou plutôt devrons-nous dire des non-positions de la part de la presse généraliste. Tous les articles de la presse généraliste prennent soin de ne pas prendre position dans le débat en expliquant simplement le déroulé de la soirée, la polémique autour du t-shirt de Kiddy Smile, les réactions des politiques mais tout cela sans jamais rien analyser, ni le travail de l’artiste, ses revendications et sa venue à l’Elysée. Alors certes, Kiddy Smile a accédé à un espace de revendication, a profité d’une certaine visibilité. Mais son message politique a-t-il bien été entendu ? Rien n’est moins sûr. On remarque que les effets politiques de sa participation sont très ambigus:

– l’amputation d’une partie du message de son t-shirt (« fils d’immigrés Noir et Pédé avec la loi Asile Immigration je n’existerai pas ! » indiqué dans son communiqué a été réduit à « fils d’immigrés Noir et Pédé” sur son t-shirt le jour J) modifie le sens de son geste. Avec la phrase initialement prévue, il affirme, au coeur même du pouvoir, qu’il n’est pas d’accord avec lui. Avec seulement la première partie de la phrase, il affirme simplement la visibilité pour la visibilité?

– Kiddy Smile vient à l’Élysée pour s’opposer notamment à la Loi Asile Immigration. Résultat ? La presse généraliste passe sous silence tout ce qu’a voulu défendre Kiddy Smile par sa présence. Ce qui devait être l’un des objectifs du high jacking est relayé au second plan et personne ne parle du durcissement de la Loi Asile. Alors oui, Kiddy Smile a bien profité d’une visibilité mais, on le voit, les effets de sa présence en a été perverti par la représentation médiatique.

 Bérard Samy , Martinent Léa.

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